INTERVIEW. Fatigue cognitive, procrastination... et si vous étiez addict à la dopamine sans le savoir ?
Pour Stéphane Ginocchio, spécialise des neurosciences cognitives, les entreprises auraient tout à gagner à se pencher sur le sujet du bien-être numérique de leurs salariés.

Conférencier et professeur permanent au Collège de Paris, Stéphane Ginocchio a d’abord eu une première vie professionnelle en radiologie, avant de créer une startup d’IT médical. Spécialiste des neurosciences cognitives, de neuroanatomie, mais aussi de care et neuro management, il nous éclaire sur les effets néfastes de l’excès de dopamine induit par l'utilisation des réseaux sociaux. Un enjeu aussi bien pour le bien-être des salariés que pour la performance des entreprises.
Tout le monde en parle depuis quelques années, mais qu’est-ce que la dopamine concrètement ?
L’humain est constitué de réflexes, de biais cognitifs, c’est-à-dire des raccourcis de la pensée. Au départ, les humains sont tous constitués de la même manière : nous sommes semblables… mais pas identiques. Chaque humain possède des biais dynamiques issus de l’éducation, de la culture, etc. Cette plasticité fait qu’on est capable de « changer » notre cerveau.
Or, l’apprentissage, c’est justement l’art de faire des raccourcis pour rendre confortable ce qui était complexe auparavant. Sidney Altman, prix Nobel, expliquait qu’on a un cerveau lent et un cerveau rapide. Le cerveau lent est celui qui permet la réflexion : il ne représente que 5% de l’activité cérébrale. Les 95% restants, c’est notre cerveau rapide qui nous permet d’apprendre. Comme lorsqu’on conduit. L’apprentissage est long au début puis une fois la conduite acquise, on peut penser ou faire autre chose en même temps. L’humain est ainsi fait : il automatise les tâches liées à sa survie.
Conditionné par sa survie, il adopte des réflexes. Les réflexes, c’est ce qui est bon pour lui. Comment peut-il savoir ce qui est bon pour lui ? Car son cerveau lui donne un élément chimique : la dopamine, qui est un neurotransmetteur. L’humain a d’abord appris ce qui était bon pour lui de façon empirique, par exemple en goûtant un aliment rouge. Puis, le cerveau a appris à décrypter ce qui est a priori bon pour l’humain de façon cérébrale : je vois des aliments rouges au loin, c’est bon pour moi. Dopamine.
Quel est l’impact de la dopamine dans nos vies modernes ?
Aujourd’hui, nous ne sommes plus à la préhistoire mais l’humain a appris à vivre avec ces stimuli qui lui disent : je vais éprouver du plaisir. L’humain est donc maintenant capable de déclencher de la dopamine par le simple fantasme de ce qui va arriver. Or, en 2025, l’humain est aussi un humain stressé, surmené, fatigué… et le cerveau fuit le stress et recherche avant tout le confort. Pour me reposer, je veux du plaisir. Si possible, du plaisir facile, confortable. De préférence illimité, à consommer passivement. Il se trouve que le numérique offre cela et coche donc toutes les cases. En 1925, un travailleur stressé aurait pris un verre de vin après sa journée… aujourd’hui, il se met devant un écran. Cela nous procure cette fameuse dopamine de façon fantasmée. Mais comme c’est un plaisir irréel, par définition, le fantasme s’arrête vite et on n’obtient pas de plaisir profond et durable. Uniquement un plaisir instantané.
Pourquoi la façon dont l'industrie numérique détourne ce neurotransmetteur est-il un problème ?
Le cerveau est une machine bien faite. Autrefois, quand l’humain ne trouvait pas à manger (= obtenir sa dopamine), un système de feedback se mettait en place : la noradrénaline. Ce neurotransmetteur dit en gros : « cherche encore, cherche encore ! Fais attention à toutes les choses qui pourraient t’arriver, augmente ton niveau d’attention et ton plaisir à découvrir de nouvelles choses. » Parce que dans la nature, sans nourriture, pas de survie possible… Avec le numérique, c’est pareil : la noradrénaline prend aussi le relai et crie au cerveau de chercher encore, jusqu’à obtenir sa dose de dopamine durable. Mais dans un système numérique, la dopamine durable n’existe pas !
En outre, dans la nature, pour éviter qu’on soit en recherche permanente, un autre neurotransmetteur prend le relai dès qu’on arrive à satiété ou qu’on ne trouve pas ce qu’on cherche : la sérotonine. Par instinct de survie, le cerveau est pourtant capable de supprimer cette modération, quand l’humain est dans la frustration permanente. C’est une sorte d’airbag supplémentaire pour augmenter nos chances de survie. Donc la noradrénaline ne s’arrête plus. Or, c’est l’hormone de l’étonnement par excellence. Elle réclame toujours plus d’émotion, plus d’étonnement, plus de surprises. Cela tombe bien, le numérique apporte exactement cela.
D’autant plus qu’il y a un algorithme qui interagit avec l’utilisateur, qui le décode, le sonde, lui apprend des choses… et celui-ci a été conçu pour faire du marketing – ce qui est logique, puisque c’est un produit. Le marketing est là pour attirer et fidéliser. L'algorithme va donc faire du neuromarketing en décodant nos comportements. Mais il ne nous raconte que ce que l’on envie d’entendre, pour nous galvaniser et nous fidéliser. Le problème en faisant cela, c’est que l’algorithme ne tient pas compte des biais cognitifs que l’on trimballe depuis la préhistoire, comme le biais d’exposition : plus on est exposé à quelque chose, plus on y croit. Le biais de renforcement : plus on est nombreux à le croire, plus on pense que c’est vrai.
Les géants du numérique utilisent donc massivement le neuromarketing et, bien qu’ils soient loin d’être les seuls à le faire, le danger provient dans ce cas précis du caractère illimité et addictif du produit. C’est un moment que l’on recherche sans cesse… On tombe alors dans un circuit infernal qui nous ôte notre libre arbitre.
En quoi le neuromarketing des réseaux sociaux est un enjeu pour les salariés et les entreprises ?
D’abord, le fait de nous priver de notre libre arbitre est évidemment préjudiciable pour les entreprises. Si notre cerveau est formaté pour renforcer nos croyances premières et réduire notre champs de disruption, alors tous les employés d’une entreprise auront le même point de vue… C’est le syndrome du scarabée. Comment prendre de bonnes décisions dans ces conditions ? De plus, cela réduit notre attractivité pour les choses qui ne sont pas immédiates et entraîne de ce fait des pertes d’attention régulières. On n’est jamais vraiment focus sur les différentes tâches car on est multitâches en permanence. Enfin, cet excès de dopamine conduit à une fatigue cognitive. On ne prend plus de pause. On est tellement accro que quand on rentre chez soi, on ne se repose pas. Toutes les 2h, il faut pourtant au moins deux minutes de pause. Sinon, le cerveau ne se repose pas. Les gens ont d’ailleurs cette fâcheuse habitude de parler de travail lors de leur pause-café… On pourrait aussi évoquer le problème du sommeil. Une récente expérience a montré que travailler après avoir mal dormi, c’est comme travailler sous l’emprise de l’alcool !
Beaucoup de gens se disent spontanément accros aux réseaux sociaux… Comment se désintoxiquer collectivement ?
Impossible de vivre aujourd’hui sans téléphone portable. La problématique n’est donc pas : comment je peux faire sans, mais comment je fais avec ? Déjà, il faut sensibiliser les gens. C’est un vrai sujet. Parce que ces réseaux contournent les systèmes naturels de défense. L’humain a tendance à penser que s’il ressent quelque chose, alors cela doit être vrai, que son instinct ne le trompe pas. C’est faux, mon instinct humain me trompe. Par ailleurs, la plasticité du cerveau est supérieure chez les jeunes… qui sont donc plus malléables face à ces systèmes guidés uniquement par l’éthique commerciale.
Pour les adultes, il faut bien faire comprendre qu’ils sont en train de se faire manipuler et pourquoi. A partir de là, soit ils ont le choix de fermer les yeux et continuer, soit le législateur décide carrément qu’il s’agit d’une drogue trop nocive pour la société – à l’image des drogues que l’on connaît tous.

Des astuces pour se sevrer quand on a perdu le contrôle ?
Comme n’importe quelle addiction, le cerveau est persuadé qu’il s’agit de sa survie qui est en jeu. Donc il va tout faire pour retrouver cette sensation. La volonté ne suffit pas dans ces cas-là. La progressivité est obligatoire pour déshabituer le cerveau et contourner son système de défense. Un peu comme quelqu’un qui doit perdre 20kg et qui arrêterait de manger pendant un mois, il va reprendre le double ensuite. C’est un effet feedback. C’est pareil avec les écrans. Il faut comprendre que ce n’est pas de notre faute et faire en sorte de changer notre habitude le plus doucement possible pour que le cerveau ne le remarque pas. La bonne habitude doit se prendre en silence, de façon sournoise… exactement comme l’addiction est arrivée au départ.
C’est la théorie des petits pas. Si tous les jours, on réduit sa consommation d’écran d’une minute, c’est déjà énorme. Et de temps en temps, notre cerveau va se rebeller. Il faut alors ne pas trop lutter sur le moment et reprendre doucement la méthode des petits pas. C’est aussi une question d’éducation, dont devraient bénéficier chaque élève et étudiant de France. C’est la même chose que pour l’IA : les réseaux c’est génial, mais ce n’est pas anodin. C’est comme le nutella. N’importe quel homme préhistorique en aurait rêvé : c’est gras, salé et sucré. Mais aujourd’hui, l’abus de nutella est dangereux pour la santé.

Comment les entreprises peuvent-elles prendre en main ce sujet, pour le bien-être de leurs salariés ?
Déjà à travers des sondages et des enquêtes. Dans le cadre de la prévention des RPS (risques psychosociaux), on pourrait imaginer une mesure d’addiction aux réseaux sociaux/ au numérique. On le fait déjà pour la drogue, l’alcool et la cigarette.
Ce serait un investissement intéressant pour les entreprises puisque, comme le théorisait Whitmore, la performance = le potentiel – les interférences. Il se trouve que l'excès de numérique réduit les potentiels, puisqu’il réduit les capacités de disruption et d’innovation, la capacité à être attentif, il entraine de la fatigue cognitive, entrave le droit à la déconnexion réelle, etc.
C’est aussi un devoir moral et légal de gérer les addictions des gens dont on s’occupe. Maintenant, qu’est-ce qu’on peut mettre en place, qui va avoir un effet de bord, sans que ce soit ciblé sur le numérique ? La solution est simple : les pauses. Quand je donne cours à des managers, ou des managers de managers, je leur apprends systématiquement à faire des pauses cognitives. Je leur apprends à le faire par eux même. Ressentir et mesurer le bien être, avant et après. Il y a une entreprise que je connais qui fait un pointage des pauses. Pas pour fliquer les salariés mais pour vérifier qu’ils prennent bien leurs pauses, de vraies pauses. Il faut apprendre aux gens à faire des pauses, les valoriser, les mesurer… car on n’améliore bien que ce que l’on mesure bien. Je mesure que tu fais bien une pause cognitive, c’est un devoir que je te demande. Comme se laver les mains avant de manger à la cantine, comme manger tout court.
Est-ce que le problème sous-jacent, ce ne serait pas le stress omniprésent dans le monde actuel, y compris dans le monde du travail ?
L’hormone du stress, le cortisol, est générée quand quelqu’un pense ne pas avoir la capacité, les moyens d’accomplir la mission qu’on lui a confiée. C’est la définition européenne du stress. On n’est pas stressé parce qu’on a peur d’une punition mais par peur de ne pas y arriver. Cependant, rappelons que même quand on vit des choses positives et qu’on est passionné par ce qu’on fait, cela génère du stress. Donc, dans tous les cas, à la fin d’une journée de travail, on a besoin d’une pause cognitive.
Le care management fonctionne aussi très bien pour la prévention des RPS et avoir une meilleure performance : les gens sont plus fidèles, moins absents, plus innovants… La bienveillance, le care, le leadership émotionnel, c’est ce qui marche le mieux. Mais il y aura malgré tout toujours une source de stress incompressible : la peur de ne pas être à la hauteur. C’est humain, c’est notre biais de négativité qui, soit dit en passant, nous permet à chaque fois de nous améliorer. C’est aussi ce qui nous permet de trouver du plaisir dans ce qu’on fait, comme le disait Spinoza.
La question est donc de faire la différence entre tomber dans le numérique ou se servir du numérique. Par exemple, j’adore le vin. Par contre, je sais que je ne vais pas me prendre un verre tous les soirs en rentrant chez moi. C’est bon, j’aime ça, mais ça va m’abîmer d’en boire tous les jours. Donc je réserve ce plaisir à certains moments. Le numérique c’est pareil, il faut s’éduquer et éduquer les gens. C’est un outil génial, qui nous rend plein de services, mais qui peut nous abîmer si on ne fait pas attention.
Est-ce devenu un enjeu de santé publique comparable à l’alcool au début du 20e siècle ou la drogue aujourd'hui ?
Statistiquement, ce n’est pas équivalent. Mais… quand on a des jeunes qui se suicident, alors oui ça devient un enjeu. L’Etat, à travers l’enseignement de masse, a un rôle de prévention à jouer. Un rôle de lanceur d’alerte pour une population qui peut se faire piéger sans s’en apercevoir parce que son instinct la guide vers le gouffre. Est-ce que c’est un sujet, oui, trois fois oui. Est-ce qu’il y aura autant de dégâts que l’alcool a pu faire quand on donnait un verre de vin à l’école, ou que la drogue peut faire actuellement de façon de plus en plus massive ? Je ne sais pas. En tout cas, ce n’est pas parce que c’est moins dangereux qu’il ne faut rien faire.
Certains accusent Tik Tok d'être une arme cognitive. Pourquoi ce réseau en particulier est-il pointé du doigt ?
Tik Tok est la somme de toutes les peurs : il est tellement bon commercialement en neuromarketing que, si quelqu’un avait une intention cachée de nous proposer, via l’algorithme, non pas la connaissance que nous recherchons mais quelque chose de légèrement à côté en rajoutant des mots clés pour nous manipuler... cela fonctionnerait parfaitement ! Tik Tok est un condensé de toutes les bonnes techniques, un peu comme le nutella : quand tu mets ton doigt dedans, tu finis le pot. Parce qu’il est fait pour ça.
Nous sommes tous exposés sans nous en rendre compte. Prenons l’exemple de l’expérience de Loftus et Palmer : ils montrent une photo d’un accident à deux groupes différents. On demande au 1er groupe : pouvez-vous me décrire l’accident ? On demande au 2e groupe : est-ce que vous pouvez me décrire la violence de l’accident ? 15 jours après, ils appellent chaque personne et leur demandent : est-ce que vous vous rappelez s’il y avait beaucoup de morceaux de verre par terre ? Les membres du 1er groupe ne savent pas. Tout le 2e groupe se rappelle avoir vu des morceaux de verre partout. Or, il n’y avait pas de morceaux de verre sur la photo.
Tik Tok, en nous présentant des choses légèrement modifiées, en utilisant notre biais de négativité (qui, pour notre survie, est toujours attiré par des choses comme le danger, le manque, etc.), peut nous attirer de façon cosmétique tout en insérant dans notre esprit une sorte de virus neurolinguistique pour nous formater. Et nous serons si nombreux à le subir en même temps que tout le monde va tomber d’accord. Et Tik Tok est dans une compétition commerciale avec tous les autres réseaux et médias. Pour eux, la réflexion est la suivante : plus j’attire les gens vers un danger, plus j’engage leur réflexe de survie, plus ils font attention à moi. Donc pour capter l’attention des gens, il faut que je leur fasse peur. Tik Tok va beaucoup plus vite et plus loin que la presse à scandale du siècle dernier. Il t’attrape chez toi de façon passive et en prime, il décode tes besoins !

Est-ce que Tik Tok devrait être interdit ?
Je pense qu’il sera interdit dans les années qui viennent aux moins de 13 ans. Mais il risque d’y avoir une grande inertie à accepter que Tik Tok fait partie du paysage. Maintenant que c’est là, cela va être dur de lutter contre. Donc quitte à ce que ce réseau existe, autant encourager à bien l’utiliser.
Je pense donc qu’il pourrait y avoir une forme d’interdiction de principe pour les plus jeunes. Que les gens respecteront plus ou moins. Mais je ne pense pas qu’on va purement et simplement interdire Tik Tok. Je ne l’espère pas d’ailleurs. Si ce réseau disparaît, c’est quelque chose d’autre qui va prendre sa place… qu’il va falloir encore interdire. Ce serait problématique d’interdire plutôt que de chercher à maîtriser. Le nutella non plus n'est pas interdit. On essaie plutôt de faire de la prévention en disant aux gens : pour votre santé, ne mangez pas trop gras, trop salé, trop sucré. Pourtant, c’est l’instinct de survie de l’humain de manger gras, salé et sucré. C’est de cette façon qu’on a survécu. Et c’est pour cela qu’on aime ça, notre cerveau a été formaté.
- X
Sur la même thématique
Préparez-vous à
décrocher votre job !
155 000
CV lus en moyenne chaque jour, soyez le prochain à être vu !
soyez visible auprès des recruteurs
928 024
offres en ce moment, on vous envoie celles qui collent ?
soyez alerté rapidement
Toutes les offres d’emploi
- Paris
- Lyon
- Toulouse
- Marseille
- Nantes
- Bordeaux
- Rennes
- Lille
- Strasbourg
- Nice
- Montpellier
- Aix-en-Provence
- Dijon
- Grenoble
- Reims
- Angers
- Annecy
- Tours
- Rouen
- Metz
- Accueil
- Média de l'emploi
- Être bien au travail
- INTERVIEW. Fatigue cognitive, procrastination... et si vous étiez addict à la dopamine sans le savoir ?
{{title}}
{{message}}
{{linkLabel}}